Relations paradoxales : écologie/économie, nature/culture…

Relations écologie  économie

par Alain Lavallée

Comment penser les relations entre écologie et économie, entre nature et culture dans un monde de plus en plus connecté en temps réel où les télescopages de normes, de valeurs, de règles… se multiplient?

Comment penser et agir dans un monde de plus en plus complexe?

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« Mains dessinant » , M.C. Escher

Le débat sur les rapports entre économie et écologie est trop souvent réduit à une approche simpliste, manichéenne, où nous retrouvons d’un côté les bons écologistes qui désirent sauver la planète, et de l’autre, les méchants économistes-gestionnaires qui surexploitent les écosystèmes et détruisent les paysages. Dans la version contraire, on nous présente les bons économistes-gestionnaires qui développent de manière optimale toutes les ressources afin de hausser le niveau de vie des populations, alors que les méchants écologistes s’opposent au progrès en empêchant la construction d’une usine ou d’un barrage afin de préserver une espèce d’oiseau ou de poisson. Les médias de masse sont friands de ces scénarios hollywoodiens.

Tout est présenté comme si on voulait enfermer nos sociétés dans une double contrainte où nous serions soumis à des impératifs qui seraient contradictoires: impératif économique, impératif écologique. Si nous obéissons à l’impératif écologique, on nous prédit le scénario d’une société développée qui graduellement se désindustrialise, voire se « tiersmondise ». Si nous obéissons à l’impératif économique, de concurrence à tout crin, on nous promet des catastrophes écologiques en série: réchauffement climatique, multiplication des catastrophes naturelles, etc.

Des doubles contraintes peuvent mener les individus à la schizophrénie, comme l’ont souligné Bateson et Watzlawick. Elles peuvent poser de grandes pressions sur nos sociétés, nos collectifs. Elles mènent la plupart du temps à la formation de clans de partisans qui s’opposent et s’engagent dans des escalades amplificatrices.

Il nous faut délaisser cette perspective qui dissocie nature et culture, écologie et économie comme s’il s’agissait d’opposés, comme si nous devions choisir l’une ou l’autre. Il nous faut passer à une perspective plus complexe qui tente de penser ensemble nature et culture.

relations entre économie et écologie:

contradiction ou paradoxe.

(((Nous mettons en ligne cette courte note qui a été publiée dans deux revues, en France et au Québec, mais celles-ci ne sont plus disponibles, ni dans internet.

1-  « Penser ensemble nature et culture », Alain Lavallée, p.10-12, dans Transversales Science/Culture , numéro 27, mai/juin 1994, Paris, France

2-« Le paradoxe de l’économie et de l’écologie », Alain Lavallée, p. 45-48, dans Ecodecision, revue environnement et politiques, no 9, juin 1993, Montréal

Il s’agit d’une courte réflexion découlant d’une recherche fondamentale que j’ai menée à l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM autour du problème que pose à la connaissance et à l’action la prise en compte des écosystèmes naturels et culturels, soit le problème de la complexité écosystémique. Cette recherche a fait l’objet de présentation dans le cadre du séminaire de doctorat du Professeur Pierre Dansereau en 1992 à l’UQAM ainsi que dans un colloque de l’ACFAS sur l’Éthique de l’écodécision en 1992 à Montréal.

Le texte complet de cette recherche  a été publiée dans un livre « Instituer le développement durable »  éd. Fides, Montréal,  1994 (dir. Vaillancourt, Prades, Tessier) sous le titre « « Environnement et complexité : le problème d’une épistémologie et d’une éthique qui se doivent de prendre en compte la complexité écosystémique », Alain Lavallée, p. 215-251.) ______________________________________________________________

relation entre économie et écologie:

contradiction ou paradoxe.

Si nous portons un regard plus attentif, économie et écologie, ne sont pas des termes opposés, des contraires logiques. Ce sont des termes de niveaux hiérarchiques différents, et que si naturellement l’un domine, dans notre civilisation mondialisante l’autre a fini par s’imposer.

Culturellement notre système économique ne se préoccupe pas directement de l’écologie, de l’environnement. En créant ses «propres lois », ses règles comptables, fiscales, il cadre ce qu’est la réalité ou plutôt ce qu’est sa réalité. Ce qui n’appartient à personne (l’atmosphère, les océans, les nappes phréatiques…) n’est pas comptabilisé. Cette perspective permet de glisser du « non comptabilisé » vers le « non important ». N’étant pas pris en compte, le « non approprié » devient victime de l’indifférence générale. Il est vite oublié. Cela permet au système économique de se poser en niveau dominant.

Mais tôt ou tard, l’oublié refait surface. Les poissons de l’Atlantique Nord, non comptabilisés tant qu’ils ne sont pas morts, tant qu’ils ne sont pas pêchés, sont pris dans un scénario de surpêche et les communautés de pêcheurs québécois, canadiens et autres sont contraintes au chômage. Pêcheurs et poissons sont pris dans le même filet. L’écologie nous rappelle soudain que l’économie n’est qu’un simple sous-système d’un système plus vaste, notre planète terre.

Trop longtemps oubliée, non prise en compte, l’écologie se fait soudainement impératif, niveau dominant. Tout à coup, la hiérarchie économie/écologie bascule et devient une hiérarchie écologie/ économie.

La gravure de M.C. Escher « Mains dessinant » est une façon intéressante de visualiser ce type de relation dynamique entre écologie et économie. Si on observe attentivement le dessin, on constate que chaque main est à la fois dessinante et dessinée. Tantôt l’une des mains domine, a le dessus (celle qui dessine l’autre), tantôt, c’est l’autre main qui a le dessus. Ceci dans une oscillation sans fin.

Économie et écologie sont prises dans une même dynamique, il faut apprendre à les penser ensemble de manière complexe. Plutôt que de les penser comme s’ils étaient les deux termes opposés d’une contradiction, il est préférable de les penser dans le cadre d’une relation paradoxale.

La notion de paradoxe:

Le paradoxe est ce type de raisonnement qui mène à des conclusions qui nous semblent fausses absurdes ou logiquement irréconciliables, ce type de problème où on doit choisir, mais où on ne peut choisir rationnellement.

L’exemple type du paradoxe est le paradoxe du menteur (ou Paradoxe du Crétois) : par exemple si un Québécois nous dit « tous les Québécois sont des menteurs », nous serons confrontés à un paradoxe parce que nous semblons condamnés à croire que tous les Québécois et ce Québécois en particulier qui s’adresse à nous, sont à la fois des menteurs et qu’ils disent la vérité. Si nous prenons le message « au pied de la lettre », nous devons accepter cette double assertion et cela nous est logiquement impossible. Nous serons alors soumis à l’oscillation paradoxale, s’il dit la vérité, alors il ment; s’il ment alors il dit la vérité. Et ainsi de suite.

Mais en général , lorsqu’un Québécois nous dit cela, nous allons interpréter son message. Nous allons chercher dans le méta-système, (c’est-à-dire l’individu qui émet ce message) des signes qui nous permettrons de lui attribuer un méta-message non-verbal du type  «vous voyez bien que je blague», ou encore «je suis en colère», ou «je dis une bonne partie de la vérité, mais je caricature», etc.  Ce méta-message émis par l’individu (méta-système) nous permet de sortir du paradoxe, de ne pas être enfermé dans un paradoxe logique. (Si notre interprétation du méta-message non-verbal confirmait le message verbal, nous serions alors enfermé dans un paradoxe logique.)

Lorsque nous interprétons le méta-message, en prenant en compte le contexte (et plus particulièrement le méta-système, l’individu qui a généré ce message, ou cette situation qui nous semble absurde), le paradoxe logique disparaît. Yves Barel qualifie ce type de paradoxe de «paradoxe existentiel» (Barel, 1989, p. 19 et ss) car il relève du contexte, du cadre circonstanciel dans lequel est émis ce message (cet individu est en colère, donc ses émotions l’amènent à exagérer, il ne faut pas prendre son message au pied de la lettre).  Les «paradoxes existentiels» s’inscrivent dans un contexte de circonstances humaines et sociales particulières, où se déroule l’action.

De la même façon, le paradoxe « impératif économique, impératif écologique » est un paradoxe existentiel (tout comme les impératifs du global et du local).  Ces paradoxes existentiels sont posés à chaque méta-système (entreprises, organisations, sociétés, nations, fédérations…) à chaque méta-système complexe où culture et nature sont tissées ensemble.

C’est chaque méta-système (communauté, institution, nation) qui élabore sa voie existentielle, sa manière particulière de sortir du paradoxe. Chaque collectif invente sa manière, sa stratégie de prise en compte de l’écologique, de l’économique. Chaque culture locale, régionale, chaque nation, chaque civilisation se trouve ainsi à inventer dynamiquement et organisationnellement sa manière de « faire avec » à la fois l’économique et l’écologique, « faire avec » la nature et la culture, déployant ainsi des réponses existentielles à ces problèmes complexes. Certaines ont donné préséance à l’écologie. Au siècle dernier les forces en présence ont donné largement préséance à l’impératif économique (« Organisation Mondiale du Commerce » , par exemple). Mais d’autres forces ont oeuvré dans le sens d’apporter une meilleure prise en compte de l’écologique (« protocole de Kyoto », par exemple).

Chaque système complexe produit, à la fois intentionnellement et non intentionnellement, une manière de prendre en compte et de « faire avec » l’environnement écologique et les échanges économiques, le global et le local. Toute cette dynamique existentielle ne se réalise toutefois pas sans tensions, ni frictions, ni même sans violences. Certains impératifs cherchent à se faire impériaux et dominateurs.

Actions et tensions dans un système complexe:

Certaines tensions peuvent être destructrices, d’autres créatrices. La tension qui existe au sein des collectivités entre les groupes porteurs du discours de « l’impératif économique » et les groupes porteurs du discours de «l’impératif écologique » est essentielle et potentiellement créatrice. Mais pour qu’elle soit créatrice, il est souhaitable que les parties prenantes renoncent à éliminer l’un des deux pôles. Nous ne sommes pas confrontés à faire un choix entre deux termes opposés (ou l’un, ou l’autre) mais nous sommes face à deux termes et nous avons besoin « à la fois de l’un et de l’autre », deux termes qui sont dans une relation de hiérarchie. À certains endroits ou moments de l’histoire, l’un domine, a la « main haute », à d’autres moments, l’autre domine, a la «main haute» (comme dans le dessin de Escher, où une main semble dessiner l’autre et vice versa).

Il est souhaitable que les collectifs en présence
1-    prennent conscience de la relativité de leurs positions, de la relativité des normes sociales, culturelles, économiques, etc.;
2-    qu’ils choisissent fermement le dialogue;
3-    qu’ils soient animés par la « sympathie » (La notion de sympathie « contient » la violence, dans les deux sens du mot contenir comme le souligne fort justement Jean Pierre Dupuy (1992) dans sa relecture des travaux de l’économiste Adam Smith.)

Si ces conditions sont présentes cette tension polaire peut devenir créatrice, des accords négociés peuvent s’élaborer. Préoccupations économiques et préoccupations écologiques peuvent contribuer à faire émerger un nouveau partenariat, de nouvelles pratiques  au sein d’un milieu, d’une région, d’une nation (ou de nouvelles stratégies, de nouveaux services et produits au sein d’une entreprise).  Les discours et pratiques de qualité dans une entreprise peuvent converger avec les discours et pratiques écologiques préoccupés d’un développement viable.

De nouveaux partages, de nouvelles manières d’être ensemble peuvent émerger au sein d’une société où les collectifs ont des préoccupations de qualité de vie plutôt que d’avoir comme seule préoccupation la croissance de son niveau de vie. Des objectifs de qualité de vie peuvent mener à de nouveaux aménagements du temps et des espaces de vie, à de nouveaux partages des temps consacrés à des fins sociales et à des fins privées, nouveaux partages du travail, nouveaux partages du domestique, nouveaux réseaux de solidarité, nouveaux aménagements des espaces publics et privés.

Ces objectifs de qualité de vie pourraient se rapprocher sensiblement d’une triple quête d’équité : équité internationale, intranationale et intergénérationnelle. De nouveaux modus vivendi pourraient se déployer au sein de ces pays où populations urbanisées, agricoles et autochtones sont présentes.

Les collectifs (entreprises, sociétés, nations,…) pouvant entretenir cette tension essentielle du dialogue, économie- écologie, local-global, pourraient élaborer de nouvelles œuvres culturelles, s’élaborer comme œuvres culturelles émergeant en coévolution avec leur milieu.

S’il y a négation ou volonté d’élimination d’un des deux pôles (écologie-économie, local-global) de cette tension essentielle, il y a risque de dérive vers des positions idéologiques. La négation de l’importance de l’écologie amène à verser dans l’économisme. La négation de l’importance de l’économie mène à l’écologisme.Une position idéologique a tendance à se scléroser, à se refermer sur elle-même, perdant ainsi sa prétention à décrire la réalité et risquant de sombrer  dans des caricatures telles que celles présentées au début de ce texte.

Il nous faut travailler à comprendre ces systèmes complexes, évolutifs et adaptatifs que sont nos milieux à la fois naturels et culturels, en faisant dialoguer préoccupations écologiques et préoccupations économiques, préoccupations sociales et préoccupations culturelles. Sans oublier que comme dans le cas de la gravure d’Escher « Mains se dessinant », c’est le méta-niveau, c’est le dessinateur qui crée la sortie hors du paradoxe. De même, c’est chaque collectif (entreprise, société, nation…) qui crée, qui négocie sa sortie hors de ces paradoxes existentiels (« Impératif économique, impératif écologique »). Il nous faut tenter de cerner les limites que cette complexité perçue pose à la connaissance et à l’action.

En terminant soulignons que cette notion de paradoxe nous permet d’échapper à la hiérarchie linéaire classique où l’un domine perpétuellement l’autre et ouvre vers une hiérarchie enchevêtrée, une hiérarchie ou tantôt l’un des termes (écologie, nature,… ), tantôt l’autre (économie, culture,…) semble dominer, mais sont indissociablement liés. La hiérarchie enchevêtrée permet de penser autonomie et interdépendance dans un contexte de mondialisation. (Elle peut servir de figure à un fédéralisme véritable, où ce ne serait pas la « raison du plus fort » qui triomphe toujours).

Alain Lavallée,  Québec

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Ajout:

Dans la présente note nous avons exploré les rapports économie, écologie, nature, culture, mais ce modèle de la hiérarchie enchevêtrée peut s’appliquer dans de nombreux champs de connaissances, il constitue une figure de l’autonomie, de l’auto-organisation.

Jean Pierre Dupuy a exploré cette notion d’hiérarchie enchevêtrée et l’a appliquée à différents domaines: J.P. Dupuy, Logique des phénomènes collectifs, essais sur l’auto-organisation, éd. Ellipses , 1992

Pour la notion de paradoxe et en particulier le paradoxe existentiel, il faut lire Yves Barel,    » Le paradoxe et le système, essai sur le fantastique social« , 2e édition 1989.  Yves Barel a été mon directeur de thèse de doctorat.

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