En ce mois de mars qui souligne l’importance de la Francophonie dans le monde, nous aimerions montrer comment la langue est au fondement d’une culture, comment la langue française a contribué à façonner la culture française d’abord, puis les cultures francophones dans le monde, en particulier celle du Québec, une aventure française en Terre d’Amérique, aventure qui évolue depuis plus de quatre siècles.
On entend souvent dire qu’une langue serait simplement un instrument de communication, voire un outil neutre que l’on pourrait changer sans qu’il n’y ait de conséquences. Que cela ne ferait aucune différence pour une personne, ou une communauté de parler anglais ou français. C’est faux.
Nous allons montrer qu’une langue oriente les représentations du monde de ceux qui la parlent. En conséquence, écologiquement, il ne serait pas prudent d’adopter un scénario visant à «formatter» les esprits dans une seule langue planétaire, anglaise ou autre. Il en résulterait une réduction des potentiels de création, et des manières de trouver des solutions à nos problèmes complexes.
Et nous allons terminer avec un plaidoyer pour le plurilinguisme, parce pour le Québec, il est périlleux de se coincer dans l’étau du bilinguisme anglais-français.
La langue, au fondement d’une culture
Qu’elle soit attikamek, française, chinoise, chaque langue comporte des règles d’agencement et son bassin de mots de référence. « Si la langue ne détermine pas la pensée, penser, néanmoins, c’est activer les ressources d’une langue (François Jullien, 2012) ».
Le cerveau de l’être humain était naturellement apte à sentir, regarder, entendre, toucher, émettre des sons… Les êtres humains en sont venus à inventer des langues pour mieux exprimer, interagir, et vivre ensemble et celles-ci sont au fondement de nos cultures, mais l’être humain n’est pas né «lecteur» (Maryanne Wolf: The story and science of the reading brain).
Par ses caractéristiques particulières, chaque langue est le produit d’une longue histoire particulière et contribue à structurer les réseaux de connexions neuronales du cerveau de l’être humain qui la pratique. Chaque langue invite la pensée à emprunter certains parcours et peut ainsi contribuer à orienter les manières de présenter et de se représenter le monde.
Par exemple, la langue bororo des Amérindiens Bororos d’Amazonie ne compte que quatre mots désignant les quantités: « un », « deux », « quelques-uns » et « plusieurs », comme si cette langue souhaitait désigner l’individu, le couple, la famille et la communauté. Connaissant cette caractéristique, peut-on vraiment penser que la culture orale des Bororos aurait pu inventer la comptabilité et les statistiques précises existant dans nos économies et cultures contemporaines.
Cette manière sommaire des Bororos de quantifier est un des nombreux effets de l’absence de techniques d’écriture dans une culture orale. Dans les cultures orales sans écriture, l’énumération de listes comportant une grande quantité d’éléments posait problème. Il en résultait que la mémoire collective était affectée.
C’est pourquoi les cultures orales et populaires ont vu fleurir la multiplication de courtes listes pouvant être mémorisées par un individu moyen : les 7 merveilles du monde (alors qu’il y en a certainement des milliers), les 7 péchés capitaux, les 7 vies d’un chat, etc. En résumé, parce qu’étant une limite du nombre d’éléments que la mémoire d’un être humain moyen peut retenir, le 7 a parfois été imaginé comme chanceux (« the magical number 7 », Miller).
La présence de techniques d’enregistrement (techniques d’écriture) d’une langue modifie considérablement la culture du groupe qui la pratique.
Les écritures : enregistrer le monde de manières différentes
Tout le monde sait que l’Orient et l’Occident ont déployé des expressions culturelles, des visions du monde différentes. Cette question est très complexe, mais comparons leurs techniques d’écriture.
La plupart des langues d’Occident sont transcrites à travers des écritures phonétiques (ex. notre alphabet de 26 caractères) qui n’ont aucun rapport avec la représentation du réel. Alors que des langues d’Orient comme le mandarin chinois et le japonais sont des langues transcrites à l’aide de caractères, les « kanji ». Ces derniers sont des pictogrammes, des illustrations schématiques du réel.
Dans la langue japonaise, le caractère kanji qui désigne un arbre est une esquisse graphique d’un arbre. Si on reproduit deux fois ce caractère côte à côte, on dessine le pictogramme qui signifie bosquet. Si on le reproduit trois fois, on obtient le pictogramme désignant la forêt. Peu importe l’objet à désigner (ex. maison), à l’origine, les kanji étaient réputés illustrant le réel désigné.
Par contre, dans notre alphabet, les mots arbre, bosquet et forêt n’ont aucun lien de similitude entre eux, ni avec ce que chacun de ces mots représente. Ce sont des abstractions totales coupées de la représentation du réel.
Dans les musées chinois, on peut voir des représentations paysagères de grande qualité, relativement réaliste, qui datent de l’an 1000 et même avant. En Europe, le développement d’un art paysager dit réaliste ne s’est produit que quelques siècles plus tard. Ce n’est qu’avec la Renaissance italienne (entre 1320 et 1450) que les techniques de la perspective nécessaires à la représentation paysagère réaliste se sont développées.
Comment se fait-il que les cultures orientales aient représenté des paysages réalistes quelques siècles plus tôt que les cultures européennes alphabétisées ? Une partie de l’explication vient justement des pratiques de techniques d’écriture chinoise et japonaise, qui sont des illustrations schématiques de la réalité que l’on voit.
Pour lire et écrire une écriture alphabétique il faut bien connaître, maîtriser 26 caractères. C’est accessible. Alors que les langues chinoises et japonaises comptent jusqu’à trente mille caractères.
Les neurosciences ont montré que des zones cérébrales sensiblement différentes étaient activées dans la pratique de ces langues et écritures différentes.
On sait maintenant que langues, écritures, expressions culturelles, expressions artistiques, représentations et intelligence du monde sont liées de manière complexe, mais il y a encore beaucoup à découvrir pour mieux comprendre l’être humain et les cultures, comprendre comment les langues sont au fondement de nos cultures et teintent nos connaissances.
Qu’en est-il des différences entre le français et l’anglais ?
Signalons tout d’abord que ces 2 langues n’appartiennent pas à la même famille linguistique. Français, espagnol, portugais, italien, roumain, catalan appartiennent à la famille des langues romanes (latines). Elles se sont déployées dans la foulée du latin qui a occupé une bonne partie de l’espace européen durant 1500 ans.
L’anglais appartient à la famille des langues germaniques qui comprend aussi l’allemand, le néerlandais, les langues scandinaves (suédois, danois, etc.).
Chacune de ces grandes familles a des règles ou des similarités qui facilitent l’apprentissage de la langue cousine. Par exemple, les langues latines ont 70 % de mots ayant des racines en commun. En ce sens, il est plus facile pour un francophone d’apprendre l’espagnol, qu’une langue d’une autre famille. Des techniques de formation à l’intercompréhension des langues latines ont été développées et en facilitent l’apprentissage.
Nous suivrons ici le linguiste Claude Hagège (2012) qui a mis en évidence nombre de distinctions entre le français et l’anglais. Hagège souligne que le français et l’anglais ont des manières différentes d’exprimer la relation à l’espace, au temps, d’exprimer le mouvement, ou d’exprimer des actions.
Par exemple, lorsque se déroule une action, le français tend à y impliquer un sujet humain (même si ce n’est qu’en utilisant un « on » impersonnel), alors que l’anglais comme dans les autres langues germaniques relate ce qui se déroule sans référer à des agents précis, causes ou humains. (Ex : « more markets for canadian crude will have to be found if the industry is not to stagnate », « le pétrole brut canadien devra trouver de nouveaux débouchés si l’on ne veut pas que l’industrie tombe dans le marasme ».) L’anglais procède comme si nous étions face à une description objective, alors que le français procède comme s’il disait, n’oublions pas qu’il y a une cause, des humains derrière ce phénomène. C’est une différence importante sur le plan de l’interprétation du monde.
Tout le monde a remarqué que si on compare la traduction française d’un texte avec son original en anglais, on constate que la version française est en général un peu plus longue que la version anglaise. Derrière cette anecdote se cachent différentes explications.
Alors que le français appelle à l’insertion de liens explicatifs, il y a une pratique fréquente en anglais de mettre en succession des mots qui ne sont pas reliés par des liens explicatifs, comme dans l’expression « Supplementary Staff Test ». On ne sait pas trop si cette suite de mots signifie « une épreuve supplémentaire pour le recrutement du personnel » ou une « épreuve pour le recrutement de personnel supplémentaire ». Il faudra lire tout le paragraphe, voire le texte, pour découvrir le sens de cette formulation implicite.
Autre exemple, l’anglais privilégie des formulations elliptiques. La manchette d’un journal montréalais qui annonçait « Port to get new grain facilities ». Elle serait vraisemblablement traduite par « De nouvelles installations sont prévues pour la manutention des grains dans le port (de Montréal) ».
Bien entendu toutes les langues nécessitent une certaine référence au contexte pour être comprise (et dans toutes les langues les manchettes de journaux sont elliptiques), mais dans l’ensemble le français est une langue qui est plus précise, plus explicite, en ce qu’elle incite à rendre l’implicite apparent et à cette fin utilise des descriptions de faits ou de situations, ce qui en allonge les phrases.
La langue française appelle à une plus grande précision que la langue anglo-américaine dans ses expressions juridique, philosophique, scientifique et littéraire en invitant aussi à recourir à des mots charnières qui visent à rendre compte de l’articulation logique de l’explication apportée (et, donc, cependant, d’ailleurs…). Ces mots charnières servent à relier des expressions qui vont rendre explicite le déroulement de la pensée.
Par ces exemples et nombre d’autres, Hagège (2012) montre que l’anglais est à la fois une langue elliptique et implicite. Ces deux aspects font de l’anglo-américain une langue plus concrète, plus factuelle, mais l’envers de la médaille est qu’elle est un peu plus approximative. Cela peut mener à davantage d’ambiguïtés dans les communications, comme l’a montré le linguiste Cushing dans son étude des communications dans le monde de l’aviation commerciale, où un ordre d’une tour de contrôle à un pilote « Turn left, right now » se révèle catastrophique (Fatal words : Communication Clashes and Plane Crashes, 1994).
En résumé, ces différences d’articulation, de précision, de référence aux actions, ou d’imputation, entre le français et l’anglais induisent des différences dans les manières de présenter et se représenter le monde, influençant ainsi les cultures.
Langues : une saine prudence invite à les protéger et les promouvoir
Ces quelques exemples illustrent que les langues ne sont pas interchangeables. Elles ne sont pas des instruments de communication purement utilitaires, pas plus que les cerveaux des être humains ne sont des fibres optiques. Langue et écriture sont au fondement de l’expression et la créativité culturelle.
En 2007, l’UNESCO a promulgué une Convention sur la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles. Depuis 125 pays l’ont signée. La diversité culturelle planétaire a besoin de la diversité linguistique. La communauté internationale réalise qu’écologiquement, il n’est pas prudent de mettre de l’avant un scénario visant à «formatter» les esprits dans une même langue. Il en résulterait une réduction de l’éventail des potentiels de créer, d’inventer, de trouver des solutions à nos problèmes complexes. Il est écologiquement préférable que de grandes zones linguistiques planétaires continuent à se déployer: francophonie, hispanophonie, mandarin, russophonie, arabophonie, anglophonie, etc. Tout en se chevauchant et interagissant, elles offrent des langues passerelles qui contribuent à préserver une diversité culturelle.
Le français en Amérique : une aventure originale à protéger et partager
Au XVIIe siècle, il s’est développé sur le territoire québécois actuel, un processus de francisation original. Dans la première moitié de ce siècle, nos ancêtres venaient des diverses régions de l’Ouest et du Nord de la France, incluant la région parisienne. Trois hommes sur cinq étaient des patoisants (patois normand, poitevin, charentais, etc.), un seul sur cinq était un francisant. À compter de 1663, un premier contingent de Filles du Roy a commencé à changer la donne. Entre 1663 et 1673, quelque 770 pupilles, orphelines pour la plupart, bénéficiant d’une petite dot versée par le Roi Louis XIV arrivèrent ici. Environ la moitié d’entre elles étaient originaires de la région parisienne. Tant et si bien que rapidement nous nous sommes retrouvés avec trois mères sur cinq qui étaient francisantes. Avec la complicité de l’établissement de quelques centaines de soldats et officiers du Régiment de Carignan-Salières, une francisation originale s’est graduellement élaborée ici, mâtinée en ses débuts d’expressions normandes, poitevines.
De plus comme l’ont montré les travaux de Leslie Choquette , une bonne partie de l’immigration française étaient des gens de métiers, des gens déjà tournés vers l’extérieur (tour de France, villes) déjà en relation avec l’administration française. Ils parlaient déjà le français. Ils sont venus construire la Nouvelle-France (deux sur trois retournaient en France après la fin de leurs contrats (Gervais Carpin)).
Le français est devenu langue commune ici au XVIIe siècle, bien avant que le français ne se répande sur le territoire de la France actuelle. Une langue commune est un liant qui contribue à l’identité, mais ce n’est pas pour autant un enfermement. C’est un potentiel particulier de déploiement de la fécondité créative de l’humanité.
Nous avons d’abord déployé une Amérique franco-amérindienne, puis depuis quatre siècles nous déployons en Terre d’Amérique un rameau humain porteur d’une culture francophone originale, qui mérite d’être partagée par ceux que nous accueillons et qui mérite de se donner les conditions de se déployer et de continuer à créer.
Pour un multilinguisme des Amériques
Nos institutions doivent fièrement protéger et promouvoir le français comme langue commune, une langue universelle qui ouvre sur le monde. Protéger par la Loi 101 et promouvoir par la francisation des immigrants.
Dans la situation du Québec, « le bilinguisme représente un danger pour la raison très simple que la pression de l’anglais est si forte dans le monde contemporain qu’il a la capacité de chasser, d’éliminer toute autre langue. (Hagège) »
Alors afin d’éviter que le français ne soit marginalisé par l’anglais, une ouverture sur un multilinguisme des Amériques serait préférable à un coincement dans un bilinguisme anglais-français. Comme langues secondes, il nous faut valoriser particulièrement l’espagnol aux côtés de l’anglais, car lorsqu’on nous rappelle quotidiennement que nous sommes entourés d’une mer de 300 millions d’anglophones, on oublie cet océan de 600 millions de parlant « Latinos-Américains» (espagnol et portugais). Il nous faut aussi encourager la survie des langues autochtones.