Cerfs en milieu urbain: un problème complexe

Les chevreuils du parc Michel-Chartrand de Longueuil

À l’automne 2020, la ville de Longueuil a annoncé que le nombre de cerfs du parc Michel-Chartrand devait être diminué d’environ de moitié. Les cerfs ont été présentés par la ville comme étant une menace à la biodiversité et à la survie du parc. Invoquant la science, elle estimait qu’il fallait euthanasier rapidement environ une quinzaine de cerfs. Ces infos ont été reprises par les médias et un débat lancé. Sur les réseaux sociaux le débat s’est enflammé. Manifestations, menaces.

Lors de ce débat, plusieurs intervenants se sont désolés, et ont affirmé que la « science » avait mordu la poussière sur cette question de la présence des cerfs en milieu urbain. Nous allons montrer que ce n’est pas la science, mais plutôt une forme de simplisme qui a mordu la poussière à Longueuil. Le débat a été présenté comme si la seule solution consistait à chercher un coupable puis à le condamner: le cerf. (voici un panneau présent dans le parc à l’automne 2020)

La présence d’un écosystème forestier en milieu urbain, sa biodiversité, est une réalité complexe.

Probablement, parce que trop préoccupés d’implanter rapidement la solution qu’ils avaient choisie, le problème a été mal présenté, escamoté, réduit à une image, à une causalité linéaire simple, voire simpliste : (un problème—on trouve un coupable— on exécute une solution). C’est sécurisant, mais pas nécessairement approprié ou durable.

Lorsqu’on est en présence d’une situation complexe, il est important de s’attacher à bien problématiser en intégrant toutes les dimensions de l’écosystème forestier qui est étudié. Le chevreuil n’est pas la seule cause du problème. Une forêt, un écosystème forestier, ça naît, ça grandit et ça meurt. Peu importe qu’il y ait des chevreuils ou non.

Parlons science.  Il y a un certain déséquilibre écologique actuellement au parc Michel-Chartrand, qui nuit au reboisement, mais les cerfs ne sont pas le seul facteur qui contribue à ce déséquilibre, loin de là. Ce parc urbain reçoit annuellement des centaines de milliers de visiteurs. Les marcheurs et raquetteurs se promenant hors-piste écrasent les jeunes pousses et contribuent au déséquilibre. De plus, même la présence de grands arbres matures nuit aux jeunes pousses qui ont de la difficulté à grandir, à faire leur place au soleil.

Sans oublier toutes les autres espèces animales et végétales de la biodiversité qui font partie de cet écosystème forestier, par exemple, insectes, chenilles, champignons, etc. Par exemple, l’agrile qui s’attaque aux frênes (ils en meurent), la combinaison champignon-insecte qui s’attaque aux ormes, les mulots, les écureuils, les marmottes qui grugent les écorces, etc. D’ailleurs voici une photo que j’ai prise en décembre 2020, d’une petite section du parc, où l’on voit de petits cercles oranges peints sur des arbres, indiquant ceux qui devront être abattus, parce que trop endommagés par l’agrile du frêne. La ville d’ailleurs planifie un reboisement à l’aide de jeunes pousses après que l’abattage des arbres morts aura eu lieu.

En résumé, accuser les cerfs de menacer la survie du parc, de menacer la biodiversité : c’est simpliste et réducteur. Les cerfs font autant partie de la biodiversité que les agriles, les champignons et les autres espèces forestières et animales, ainsi que les humains: marcheurs et raquetteurs hors pistes qui écrasent les pousses.

Il ne faut surtout pas oublier non plus que les diverses pollutions métropolitaines… pollution de l’air, pollution des eaux, pollution des sols, pollution lumineuse… qui toutes nuisent à la qualité de reproduction de nos écosystèmes forestiers urbains.

De plus, les villes de l’agglomération de Longueuil en émettant de nouveaux permis de construction dans les secteurs adjacents au parc (afin d’obtenir plus de revenus)  continuent à faire disparaître graduellement le corridor forestier qui permettait aux cerfs de transiter vers les parcs forestiers du Mont-St-Bruno et du Mont-St-Hilaire, et par-delà vers les forêts de la Montérégie et de l’Estrie.

Parlons science. Convoquons un biologiste. Il nous dira que le meilleur équilibre c’est de viser un ratio de 4 à 6 cerfs par km carré. Un autre expert estimera que c’est de 8 à 10 cerfs par km carré, soit une quinzaine de cerfs pour le parc. Un autre aura une autre estimation pour ce type d’écosystème particulier. La biologie et l’écologie n’apportent pas qu’une seule bonne réponse. Il y a des théories différentes.

Parlons science. La science ce n’est pas que la biologie ou l’écologie. C’est aussi la santé publique, l’économie, l’histoire du lieu, la politique, etc. Quand on prétend s’appuyer sur la science, elles doivent être convoquées à la délibération sur cette question.

Qu’en pense la santé publique ? En ces temps de Covid et de confinement jamais les parcs n’ont été aussi fréquentés et réconfortants. Pour les visiteurs de tous les âges, quel magnifique cadeau que de croiser un chevreuil au parc Michel-Chartrand : plaisir, émerveillement… un anti dépresseur naturel, zoothérapie. Bien-être et santé mentale sont importants. La présence des cerfs est un atout apprécié par la très grande majorité des promeneurs. Le plaisir qu’elle procure a une valeur pour la communauté en tout temps, mais une valeur accrue, en temps de confinement.

Parlons science. La science cherche à s’appuyer sur les données les plus précises possibles. En janvier 2012, un recensement aérien a établi qu’il y avait 41 cerfs au parc. Lors du recensement aérien de février 2017, il en restait 32. Depuis, la ville a cessé de nourrir les cerfs.

Est-ce que la population a diminué ? Pendant quatre ans, il n’y a pas eu de recensement aérien. On n’était plus certain du nombre de cerfs. Alors pouvait-on vraiment prétendre que « la science » recommandait d’en abattre 15?

Y avait-il urgence de préparer une euthanasie de cerfs au parc Michel-Chartrand?

Non. La forêt ne mourra pas demain. De plus, la ville avait aussi déjà mis en marche une solution parallèle. La chasse au cerf au boisé Du Tremblay, qui est à proximité du parc Michel-Chartrand, a été intensifiée à l’automne 2020. Cela devrait normalement réduire la population de cerfs au parc. Un inventaire par drone en janvier ou février 2021 aurait alors permis de mieux connaître le nombre réels de cerfs. Si la population s’était maintenue, ou avait augmenté, il était alors prévu que les quotas de chasse au boisé Du Tremblay seraient haussés en 2021 et les années subséquentes. Un plan parallèle existait et il suffisait de s’adapter en visant l’atteinte d’un meilleur équilibre. Il n’y avait pas urgence. Donc il peut être décidé de hausser le nombre  de cerfs pouvant être chassés à l’automne au Boisé du Tremblay   (diminuant ainsi la pression exercée par les cerfs au parc Michel-Chartrand).

Un plan parallèle existait donc, il n’y avait donc pas d’urgence à faire une euthanasie de groupe.

La complexité de nos écosystèmes fait que la science rencontre des limites:    l’incertitude

Les données, les causes d’un déséquilibre dans un écosystème forestier urbain sont multiples. Il est réducteur et simpliste de ne rechercher qu’une seule cause, de ne chercher à condamner qu’un seul coupable. En situation complexe, nous faisons face à l’incertitude. Complexité vient de complexus qui veut dire relié, tissé ensemble. Humains, animaux, végétaux… le vivant, nous sommes tissés ensemble dans un même tout. Nous participons à l’écosystème du parc, à sa biodiversité, à ses interdépendances multiples, quasi-illimitées. Nous participons à la création des déséquilibres écologiques. Il faut bien poser le problème, dans toutes ses dimensions.

Il demeurera de l’incertitude, alors comment décider, comment agir ? Une éthique de la complexité nous invite à d’abord faire preuve de saine précaution. Il est approprié de convier à la délibération les parties concernées par ce bien commun, ce patrimoine partagé. Chacun doit s’attacher à comprendre les différents points de vue, être à l’écoute de l’autre, même si on sait que chacun est teinté de subjectivité. Même si on sait que parfois, on ne pourra démontrer hors de tout doute qui a tort, qui a raison.

Débats et délibérations doivent faire preuve de raison pratique, être empreints de sagesse pratique afin de parvenir à une décision appropriée, une décision que la collectivité concernée accepte.

Le plan de la ville de Longueuil était plus élaboré que ce qui a été présenté. Par exemple, la ville avait déjà commencé la construction d’exclos, où les repousses sont protégées à la fois des cerfs, des marcheurs. Pourquoi ne pas avoir continué dans cette seule voie ? Étant donné que les quotas de chasse dans le boisé adjacent avaient été haussés et pouvaient l’être de nouveau, pourquoi avoir insisté pour diminuer rapidement la population de cerfs (en euthanasiant) ?

Est-ce parce que la ville souhaitait faire suivre l’abattage des frênes morts d’un plan de reboisement rapide? Dans ce cas, ce sera bien pratique qu’il y ait moins de cerfs dans le parc pour brouter les jeunes pousses. Mais un reboisement rapide n’était pas et n’est pas une nécessité . Est-ce pour cette raison que la ville a jugé qu’il fallait diminuer la population de cerfs de moitié (on pouvait aussi chercher à protéger les jeunes pousses ?) On condamne le chevreuil, mais ce n’est pas lui seul qui affecte les frênes, et par-delà affecte la forêt,  l’agrile du frêne est bien entendu le facteur majeur ainsi que tous les facteurs que nous avons déjà énuméré  précédemment.

Dommage que le débat ait dérapé, que la situation ait été tendue, ait donné lieu à des menaces. Il nous faut apprendre à mieux délibérer. C’est le plus important, c’est la démocratie.

Pour le moment la cause est devant le tribunal.

Alain Lavallée

Longueuil

Note:  En terminant, j’ajouterais simplement qu’ailleurs dans le monde, il y a d’autres approches à la présence des cerfs en milieu urbain. Les citoyens de Nara au Japon, par exemple, acceptent un déséquilibre écologique, pour des raisons culturelles. Leur approche me paraît un peu extrême, mais autres cultures, autres moeurs, autres réalités.

Je décris brièvement le cas de Nara au Japon dans le texte suivant:

https://www.lecourrierdusud.ca/longueuil-rime-chevreuil/

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Note ajoutée:  avril 2023

Deux ans après la publication de ce billet de blogue, le dossier est toujours en suspens, des opposants à l’euthanasie des cerfs ont porté la  cause devant le tribunal. Elle sera entendue à compter du 24 avril 2023.

Mais depuis des informations ont permis de clarifier la situation. Le parc Michel-Chartrand est une frênaie, c’est-à-dire que 70 % des arbres de ce parc étaient des frênes et que malheureusement 10 500 de ces frênes ont été attaqués par l’agrile du frêne. La ville a entrepris d’abattre ces frênes et à l’été 2022, elle avait déjà abattu plus de 8000 d’entre eux, soit 80 % des arbres malades. De plus elle souhaitait replanter rapidement 40 000 nouveaux arbres. Et c’est là que les cerfs pourraient nuire, selon le conseiller Tabarah.

En résumé, c’est l’abattage de plus de 8000 arbres malades de la maladie causée par l’agrile qui a déforestré . (Et pas les cerfs…même si bien entendu tous les autres facteurs  présentés ci-haut contribuent à l’affaiblissement).

En 2022, on a aussi appris que la ville aurait fait réaliser un inventaire aérien en février 2022 pour constater qu’il y aurait eu 108 cerfs présents. Alors qu’un inventaire aérien réalisé par les opposants à l’abattage n’aurait recensé que 60 cerfs.  Les bêtes sont mobiles, visiblement. Puis un autre inventaire a été réalisé par la ville le 15 février 2023.  Cette fois il y aurait eu 117 cerfs présents dans le parc Michel-Chartrand, 15 cerfs sur les terrains de Pratt & Whitney, et il y en aurait eu 124 dans le Boisé du Tremblay (où la chasse est permise, donc il suffit de hausser les quotas si on souhaite réguler la population de cerfs).   Le golf du Parcours du Cerf est situé entre le parc Michel-Chartrand et le Boisé du Tremblay, et peut servir de transit aux cerfs.

Enfin, la science étant la science, elle n’apporte pas qu’une seule bonne réponse, un chercheur étatsunien serait d’avis que les cerfs pourraient être transportés ailleurs sans qu’il y ait trop de problèmes (rappel: des chercheurs québécois estimaient que ce transit impliquait un fort taux de mortalité chez les bêtes, tellement qu’il serait selon eux, préférable de ne pas les déménager).

Il y a donc divers choix possibles, dont un reboisement du parc qui ne serait pas en mode accéléré (accompagné d’usage d’exclos, et d’une hausse de la chasse régulière au Boisé du Tremblay.. ),  sans oublier qu’au besoin un déménagement semblerait  de nouveau envisageable , comme l’avance un chercheur étatsunien.

Enfin, certains affirment que les cerfs seraient les principaux vecteurs ou porteurs de tiques. Ce n’est pas exact: dans les faits les tiques lorsqu’elles sont à l’état de larves s’accrochent au pelage des animaux qui sont le plus près du sol , soit les rongeurs (mulots, rats, souris, campagnols, écureuils) mais aussi les chats (qui aiment bien attraper les rongeurs) et les chiens domestiques.

C’est cela vivre avec la biodiversité en ville. La Cop15 devrait nous rendre plus éveillé à ces questions.

Sans oublier que si les accidents impliquant des cerfs posent problème, c’est souvent à cause de la vitesse des autos. Une réduction de la vitesse à 40 kmh (voire moins) réduirait les cas d’accidents , sans oublier que ce serait bénéfique aussi pour les humains (piétons et cyclistes).

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Note: sur la complexité de nos écosystèmes et une éthique de la complexité, on peut lire

Alain Lavallée, « Complexité écosystémique et défis d’un monde globalisé, contribution au débat vérité, science… », dans la revue Argument, vol. 23, no 1, automne-hiver 2020-21, p. 167-180.