L’identité québécoise à la lumière de la pensée complexe d’Edgar Morin

Identité et complexité

Pour Edgar Morin, l’identité humaine est complexe, car elle doit à la fois relier et intégrer trois aspects : l’identité de l’individu, l’identité biologique de l’espèce humaine, l’identité sociale culturelle (familles, nations).

La culture joue un rôle clé dans l’identité, car elle est l’émergence majeure propre à la société humaine. « Dès sa naissance, l’individu commence à intégrer l’héritage culturel qui assure sa formation, son orientation, son développement d’être social. Cet héritage se combine avec son hérédité biologique » (Morin, L’identité humaine, Tome V, La Méthode).

Les prescriptions (croyances, valeurs, normes) et interdictions de chaque culture modulent l’expression de l’hérédité biologique de chacun. Qu’en est-il de la culture et de l’identité québécoise ?

Traits identitaires des Québécois : le conscient et l’inconscient

S’appuyant sur des recherches menées avec ses complices Nantel et Duhamel, et sur ses 30 années d’expérience en matière de sondage, Jean-Marc Léger a publié, fin 2016, « Le Code Québec », un livre qui a pour objectif d’actualiser le portrait identitaire des Québécois.

Le Code Québec

Cette recherche utilise des techniques récentes d’analyse des données, dont la sémiométrie, un outil utilisé pour décrire les systèmes de valeurs des individus. La sémiométrie vise à recueillir le cognitif et l’affectif, à savoir le sens d’un mot et la charge émotive dont il est porteur pour un individu. Elle permet d’approcher à la fois le conscient et le moins conscient de l’individu et par-delà, de la population étudiée.

Ces techniques ont permis d’extraire sept facteurs, sept traits identitaires caractérisant les Franco-Québécois. Ils sont animés par un trait majeur, la joie de vivre qu’ils pratiquent de diverses manières : bonne bouffe, humour et comédie, fêtes et festivals. C’est le premier et plus important trait identitaire (heureux). Les six autres traits significatifs sont : consensuel, villageois, détaché, créatif, victime, fier.

Au-delà des contradictions apparentes qui découlent de situations complexes…

De nombreux sondages ont relevé des contradictions apparentes dans les attitudes et comportements des Québécois. Léger en relève une douzaine, dont : « Pourquoi sommes-nous si heureux, mais critiquons-nous autant ? », « Pourquoi aimons-nous tant discuter, mais évitons-nous les vrais débats ? »

Prenons en exemple cette dernière contradiction. Elle se clarifie si on met en relation certains traits identifiés par Léger, dans ce cas-ci : consensuel, villageois, victime, détaché. Les Québécois aiment discuter parce que collectivement ils ont appris à rechercher des consensus.

L’une des sources de ce trait réside dans notre voisinage avec les peuples amérindiens qui pratiquaient une culture consensuelle. Dès 1603, nos ancêtres français ont fait alliance avec les peuples algonquiens. De nombreux autres traités de paix de 1603 à 1763 ont construit une Amérique franco-amérindienne, dont la Grande Paix de Montréal de 1701, signée avec 40 peuples amérindiens.

Ce trait consensuel prend aussi source dans la dispersion sur un grand territoire de petites communautés éloignées. Dans un milieu écologique souvent difficile, les villageois se devaient de pratiquer la solidarité (la division peut constituer un drame pour une petite communauté isolée).

Ceci a favorisé l’émergence de pratiques consensuelles de gestion (mutuelles de protection, coopératives, regroupements volontaires de marchands, etc.) au fondement d’une partie de l’économie québécoise. La recherche de consensus est aussi présente dans le domaine social (tables de concertations) et même lors de certains sommets de l’État.

L’incapacité proverbiale des Québécois à tenir de vrais débats s’éclaire si on tient compte du trait de victime. Les premiers colons et coureurs des bois n’étaient pas très obéissants à l’égard des autorités françaises d’outre-mer et plutôt indépendants et fiers. Après 1763, la situation a changé. Les autorités britanniques ont pris le contrôle politique, économique, avec la complicité de la hiérarchie catholique. Les Québécois ont dû retourner sur leurs terres. Il s’est alors développé une culture du « c’est la faute des autres » (faute des Anglais, faute des curés, puis faute des gouvernements, etc.), une culture du fatalisme, de la crainte de l’échec, de victime.

En joignant au tout, le trait identitaire détaché (grand parleur, petit faiseur), on éclaire la contradiction apparente. Parce que consensuels, les Québécois aiment discuter, aborder les problèmes, mais ils ne semblent « pas capables de tenir de vrais débats ». Devenus « exagérément consensuels », ils craignent la « chicane qui divise », d’où une hantise à trancher un problème, à le régler collectivement.

…entrevoir l’âme d’un peuple, en esquisser la complexité

Les contradictions apparentes mises en évidence par Léger sont le fruit de relations complexes vécues au cours de quatre siècles en Terre d’Amérique par ce peuple provenant majoritairement de France. Ces relations complexes séculaires entre individus et sociétés ont façonné l’âme nationale et généré ces paradoxes existentiels.

Les caractéristiques d’une relation complexe 

La complexité réfère au mot complexus qui veut dire relié, tissé ensemble. Comme l’a montré Edgar Morin, la relation qui se tisse entre individu et société est complexe, car elle est à la fois hologrammique, dialogique et récursive.

hologrammique : Morin applique la métaphore de l’hologramme à l’organisation sociale. Cela signifie que l’individu est dans la société et que la société est inscrite d’une certaine façon dans l’individu. Léger souligne que chaque individu est porteur à des degrés divers des sept traits identitaires. L’individu vit dans la culture et celle-ci vit en lui.

dialogique : Une relation dialogique est à la fois complémentaire et antagoniste. Dans le Code Québec, Léger avance que chaque génération serait animée par une dualité d’éléments à la fois antagonistes et complémentaires, comme si « le yin et le yang » étaient à l’œuvre dans l’âme québécoise.

La génération silencieuse (née avant 1945) a balancé entre la tentation d’un repli sur soi villageois et la quête de consensus d’ouverture. Les milléniaux (nés entre 1982 et 2000) sont animés par des pulsions de fierté, une ambition de conquérir le monde. Ils ne doivent pas négliger que demeure tapie dans l’ombre la victimisation (c’est la faute des autres).

Ce même type de dualité d’éléments opposés et complémentaires est aussi présent dans la psychologie des profondeurs de Carl Gustav Jung sous la forme de la conjonction des opposés. À savoir qu’au sein de chaque individu le conscient et l’inconscient, la persona (qualités avouées) et son ombre (défauts inconscients ou difficilement avouables) interviennent dans ses attitudes et comportements. Les recherches de Léger lèvent le voile à la fois sur des qualités déclarables de l’âme québécoise (heureux, créatif, fier) et sur des défauts moins avouables, sur une part d’ombre de la psyché québécoise (détaché, victime).

Boucle des 7 traits identitaires des Québécois
selon Léger

récursive : Dans sa recherche, Léger montre que les sept traits identitaires sont liés dans une grande boucle récursive. On pourrait montrer qu’il y a aussi de multiples boucles constituant soit des cycles amplificateurs vertueux, des cercles vicieux, et des influences régulatrices et/ou inhibitrices entre ces traits.

Ouverture vers une pensée complexe ou ADN ?

L’équipe de Léger utilise parfois l’expression ADN pour référer aux sept traits identitaires des Québécois. L’expression ADN ne peut être qu’une métaphore.

La force de la recherche de l’équipe de Léger, c’est d’entrouvrir vers une pensée complexe. Ils ont repéré sept traits identitaires des Québécois puis les ont inscrits dans une recherche qui à la fois distingue et relie. Elle invite à relier les traits identitaires entre eux, les générations entre elles, et à relier les individus au contexte écologique, politique, économique, socioculturel, linguistique pour comprendre comment des situations complexes s’y sont façonnées dans le temps, influant sur les comportements et attitudes.

Cette ouverture vers une pensée complexe permet de mieux comprendre les Québécois, mais comme l’écrit Morin dans son testament philosophique (« Connaissance, ignorance, mystère », 2017), même la connaissance complexe ne peut éliminer l’incertitude. En matière d’identité culturelle, il n’y a pas de déterminisme en jeu.

Nécessité de se réapproprier son histoire nationale et humaine

Pour Léger, les Québécois d’aujourd’hui portent en eux les victoires et les échecs de leurs parents, de leurs ascendants, leurs espoirs, leurs émotions et leurs blessures. D’où l’importance primordiale de replonger dans son passé pour éclairer son présent et se projeter dans l’avenir.

Pour Morin, « il faut rejeter le cosmopolitisme sans racine, (…) tous les ré-enracinements ethniques ou nationaux sont légitimes, à condition qu’ils s’accompagnent du plus profond ré-enracinement dans l’identité humaine terrestre. Le ressourcement dans le passé culturel est pour chacun une nécessité identitaire profonde ».

L’identité n’est ni de droite, ni de gauche. Elle est façonnée par des traces de complexités vécues.

Alain Lavallée

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Le journal Le Devoir (Québec) du samedi 31 mars 2018 a publié ce texte qui traite de l’identité québécoise et de sa complexité, dans sa rubrique « Devoir de philo »

voici le lien internet

https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo-histoire/524177/l-identite-quebecoise-dans-toute-sa-complexite

(l’Épilogue ci-dessous est un ajout daté du 3 avril 2018.)

Épilogue: 

Le centenaire de la répression des émeutes de Québec, Pâques 1918 et la conscription   (ou comment les Québécois si consensuels, ont dû développer leur trait identitaire détaché, en vivant à l’intérieur du régime britanno-canadien).

Il y a exactement 100 ans, cette fin de semaine de Pâques 2018, il y a eu dans la ville de Québec un soulèvement populaire impliquant quelques milliers de personnes, des épisodes émeutiers se sont produits 5 soirs consécutifs.

Pendant la 1ère guerre mondiale, les Québécois s’étaient entendus sur une question : à 83 % ils avaient voté contre la conscription. Faisant preuve de consensualité, ils s’entendaient sur ce point: ils s’opposaient à ce que les hommes célibataires, sans enfant, de 20 à 35 ans soient forcés où contraints de se rapporter au front (guerre).

Ils refusaient de se battre pour le Roi d’Angleterre, comme l’exigeaient l’Empire britannique et le gouvernement Borden du Canada. En 1917-18, le Canada est encore un Dominion britannique.

En 1917, il y a eu des manifestations anti-conscription à Montréal, à Shawinigan, à Valleyfield, etc.  Puis, la police militaire a commencé à traquer ceux qui étaient réfractaires à la conscription militaire. Au moment où la ville de Québec se préparait pour les cérémonies pascales, le jeudi saint 28 mars 1918, une manifestation contre la conscription dénonçant les arrestations d’opposants a rassemblé de 3000 à 5000 personnes. Le lendemain vendredi saint, il y aurait eu environ 15 000 personnes. Des désordres ont éclaté. Craignant une escalade, l’armée canadienne s’est pointée à Québec, afin de mater les désordres. Deux salves de mitrailleuses ont été tirées sur la foule d’émeutiers le lundi de Pâques, 4 morts (dont 2 dans la vingtaine et un de 14 ans) (et environ 70 blessés selon des médias). Comme suivi, un couvre-feu militaire a été imposé à Québec pour une période d’un an.

Aucun doute que ce genre d’événement favorise au sein d’une population, d’une culture, le développement d’un certain désengagement, un certain détachement à l’égard de l’implication politique , voire d’un certain sentiment d’impuissance. Conséquemment les traits identitaires « détaché » et « victimaire » ont pu s’affermir, voire se renforcer. À l’avenir, les Canadiens français si « consensuels » continueront de parler, parfois de parler haut et fort, mais on agira moins (grand parleur, petit faiseur) et on inclinera davantage à la « victimisation » (c’est la faute des Anglais).

Une description plus détaillée de cet événement est relatée dans le « Devoir d’histoire » du 10 mars 2018, préparé par les historiens Pâquet et Renaud.

https://www.ledevoir.com/politique/quebec/522365/100e-anniversaire-de-l-emeute-de-la-conscription-la-grande-guerre-dans-les-rues-de-quebec

et dans une nouvelle de Radio-Canada

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1091233/100-ans-emeute-circonscription-quebec-histoire

De plus l’historien Jean Provencher a publié en 1971 un livre qui a été réédité en 2014. Ce livre présente le rapport de la Commission d’enquête qui a été menée sur ces événements de Pâques 1918,  rapport qui venait d’être redécouvert à la fin des années 1960:

« Québec sous la loi des mesures de guerre, 1918 »

Dans la préface de la première édition, Fernand Dumont écrit:

«  »L’histoire ne doit pas ressusciter des haines mortes; un peuple adulte ne ressasse pas sans cesse, dans les eaux saumâtres du ressentiment, les injustices du passé. Mais l’historien est voué à la mémoire collective; ce qui n’en fait pas un fabricant de linceuls. Les peuples non plus ne doivent pas accepter que l’on relègue à l’oubli les témoignages anciens de leur servitude.«  » Fernand Dumont, 1971.

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